Cette foule de noyés
Jean-Jacques Passera
- Drive.
- Where ?
La pauvreté du vocabulaire de la langue américaine permet que son usage
soit un champ de liberté sémantique, quelquefois savant et artistique, dont
l’usage est utile aux artistes pour son expression infinie : celle de
l’addition de sens.
“ Drive ”
en est un exemple :
promenade trajet
en voiture une allée vers un
château une avenue vers une propriété au golf, un
coup droit une poussée la commande la transmission une
unité pour lecture de disques en informatique un rassemblement de bétail un dérouleur si c’est un verbe : faire une promenade
en voiture s’engager dans une voie substantif :
dynamisme et énergie “ the
sex drive ” les pulsions sexuelles “to have
plenty of drive” avoir de
l’énergie du dynamisme être entreprenant une promotion de
production la
mise en route en marche en action puis en adjectif ou en noms composés
liés aux emplois spécifiques... puis avec
usages de suffixes...
Jordan Crandall construit Drive dans cet esprit d’enchaînement
de fragments. L’oeuvre est composée de 7 pistes qui nous conduisent grâce à des
associations ou à des oppositions visuelles à un ensemble polysémique d’images
et de sons. Grâce aux niveaux d’entrée multiples, chaque spectateur projette
ses intérêts, ses chemins, voire sa propre impuissance. Ces entrées sont celles
de l’attraction esthétique de l’image, de la représentation des corps, de la
nudité, de la magie des images scientifiques...
En outre, Crandall cultive un rapport à l’industrie cinématographique,
il fait appel à une équipe de tournage, à des techniciens, à des acteurs. Il
emploie des outils cinématographiques : le montage, le champs contre champs,
mouvements croisés des personnages, les enchaînements suivis dans les cadrages.
Les morceaux de paysages, d’objets, de corps, s’accumulent. Ce sont des images
cassées, des constructions modélisées par la machine, des effets d’opposition,
des conglomérats d’informations, de particules qui vous submergent.
La piste 7 semble contenir l’essence du projet Drive. Seule à
l’écran, une femme donne la réplique à un homme absent. Usant des effets de
forme et de ton, l’actrice prononce ses répliques et dialogue avec son
interlocuteur mais il s’établi un jeux d’échange et de permutation d’identité
par la nature du contenu des répliques de chacun. Il y est question
d’identification, de territoire, de vulnérabilité, de protection, de maîtrise.
Le vocabulaire relève de la sphère du jeu vidéo (war games), de la guerre et
des relations amoureuses.
Piste 1, je vois cet homme qui court vite dans une enfilade de couloirs
ou dans les rues d’une ville. Je le revois quelques secondes plus tard, courir
au ralenti, à l’intérieur d’une salle, je le vois en contre-plongée, je vois la
plante de ses pieds en gros plan, je suis moi-même cet oeil électronique, ce
détecteur de mouvement. Sur son corps s’affiche en superposition une mire ou
une cible annotée de coordonnées indéchiffrables, je suis l’analyste de ce
corps. Les relations entre les systèmes de modélisations, entre les
performances des hautes technologies et les représentations du corps humain
sont au centre de l’oeuvre de Crandall. Nous sommes confrontés aux usages variés
des systèmes sophistiqués de capture d’images:
les données analytiques, les optiques assistées, les intelligences
artificielles. Ce sont des technologies de l’image, des systèmes d’observation,
des armes, des objets transitionnels, des outils de communication : films,
vidéos, vision nocturne, caméras portables, caméras infrarouges, caméras
thermiques.
Dans la piste 6, à deux ou trois écrans, certaines de ces images sont
empruntées aux militaires, aux fabriquants d’instruments d’observation,
d’analyse, mais elles sont retravaillées dans leurs apparences. Leurs formats
de pixels sont agrandis et explosent à l’écran dans une chair numérique. Les
images sont amputées de leur sens initial, et sont montées en séquences
rapides. Un dialogue s’instaure entre les images et des bases de données,
l’image est ainsi brouillée car instrumentalisée. La machine épouse notre
corps. Des outils très sophistiqués, souvent fascinants, regardent à
l’intérieur de notre corps et au dehors, scrutent nos mouvements, analysent nos
propriétés. L’on capte ainsi des données; on compare avec la base. Nous sommes
arrivé au point de nous faire regarder, de nous faire observer de tous côtés,
en permanence, du ciel, des villes, des rues. Caméras et microphones, scanners
veillent sur nos actes, nous suivent, nous assistent, nous écoutent. Nous
nomment.
Dans le long programme de la piste 3, une fille se fait renverser par
un garçon, elle se fait secouer, elle est enfermée dans un appartement, elle
essaye de téléphoner, d’appeler. Crandall place des signes sonores et visuels
comme les constituants d’un récit palpitant, d’un thriller indicible. Ces
signes sont rendus complexes et plus sensibles par une double démarche : la caricature et la décontextualisation des
images. Dans le cadre de l’action, du travail des corps et des muscles, de
leurs mouvements, les images reçoivent des données, des systèmes de capture et
d’analyse, des formes, des vitesses, des directions. Certains sujets mis en
scène sont personnalisés à l’extrême. Graphiques et données sont présentés en
surimpression des images. Ils distancient les sujets, nous font osciller entre
le général et le particulier sans pouvoir déterminer notre place. La vitesse
générée par le montage et les ruptures de rythmes est organisée pour nous propulser
de l’intime vers l’égarement, du profond vers la perte. Nous sommes aussi des
sujets.
La charge érotique dans l’oeuvre de Crandall est forte et charnelle,
elle conduit à une emprise sensuelle des images sur le spectateur. C’est
précisément le cas des pistes 3 et 4. Mais cette érotisme n’est pas l’unique
produit de la représentation de corps humains dénudés ou de leurs gestualités.
C’est un système auto-érotique qui est créé, par la qualité plastiques des
images, par leurs enchaînements, par les sons utilisés, mais aussi par le grand
talent avec lequel Crandall filme tout : paysages, objets, foules, corps. Un
petit point de la peau vient rencontrer le petit point de la mire du viseur
électronique. Jordan Crandall utilise souvent des cadrages en gros plans. Ces
gros plans sont ceux d’éléments récurrents : les yeux, les pieds, les lèvres,
les mains, les doigts, l’index, la prise en main d’objets électroniques ou
mécaniques. L’utilisation du fragment est la disparition de l’unité du corps,
donc de l’identité. Le viseur électronique nous montre et nous fait appréhender
l’infini géographique du corps, l’immense paysage. Il y a un choc permanent des
images, non seulement dans l’illustration de la violence, mais aussi dans
l’illustration des passions. Le corps et la machine s’effondrent dans une série
de fragments chorégraphiés, rythmés qui allient le ralenti et l’accéléré d’une
caméra déambulatoire. C’est un mélange poétique, fascinant de beauté, d’images
versatiles, de chocs, corps contre outils, outils contre corps, [joules].
Sous son pouvoir, l’homme applique un programme d’auto-surveillance :
des mots clefs, des méthodes d’analyse des formats morphologiques, des formats
sociaux, de l’ergonomie, de l’écoute. Le monde semble emporté par ces systèmes
de repérages et de surveillance des individus ou des objets. La machine est
devenue un appareil qui habille le corps vivant, elle nous taxinomise, elle
nous colle aussi à la peau. Rien, il ne reste rien.
La piste 2 est celle de la base de données de Drive. La foule
glisse. La vitesse est liée à la surface, elle y est ici accentuée. Que sortir
des masses humaines et de l’allure des villes ? La puissance plastique des
images est fascinante. L’absence de mise au point de cette foule nous oblige à
regarder ces images comme un corps, un corps en gros plan. Il nous faut bien
regarder et y chercher ce que l’on pourrait reconnaître. Il faut nommer les
fragments que l’on isole et que l’on reconstruit à la vitesse du défilement des
images. En fait, à notre mesure, nous aussi nous analysons. Nous scannons les
formes pour y retrouver, comme avant ou comme plus tard, les ombres inconnues.
Dans cette foule de noyés, je cherche à reconnaître une forme perdue qui puisse
me parler malgré l’enchaînement et la vitesse des images. La sphère privée
s’organise en résistance à la sphère publique.
Le verrou de la porte d’entrée ne résiste pas à une poussée
perpendiculaire de plus de 80 kilos force. Les avions militaires chassent la cible dans un
ballet tridimensionnel, les missiles explosent, les hélicoptères s’écrasent.
Cette inouïe production de formes, de mouvements, de couleurs et de sons, nous
poursuit. Cette concentration de lumière sourde, d’espaces infinis que nous
seuls nous essayons de sonder. Tout cela apparaît à la fois central et
mystérieux, émotionnel, apaisant.
Aveugles, pensée silencieuse, oeuvre physique visionnaire qui rends
difficile le commentaire. Non, je ne me souviens plus du nom des balles
perdues.
Jean-Jacques Passera
2001